10.31.2009

Mugaritz: L'anti bling-bling




Entrer chez Mugaritz, c’est un peu comme prendre le voile. Tout commence par un voyage hors de la ville. Après quelques bretelles d’autoroute et un vaste parking désert peu engageant, nous pénétrons dans une belle salle contemporaine à l’élégance zen. Il est 13h30 et - habitudes espagnoles obligent - nous sommes quasiment les premiers à nous asseoir à notre table d’un blanc immaculé. Il règne dans ce temple de la gastronomie un calme monacal, le sommelier a des boucles d’ange et sa voix est un murmure, même l’eau semble bénite.
Mugaritz, ce sera l’expérience anti bling-bling par excellence. Une succession de notes épurées, de saveurs douces et d’arômes discrets. Il faudra choisir entre deux menus - pas de carte - composés de nombreux plats soyeux et introvertis. Avec quelques fulgurances et quelques épreuves, qui font partie du chemin ( de croix? pas si sûr ).
Pour commencer, nous découvrons sur la table deux petites enveloppes contenant chacune un message. Le maître d’hôtel nous demande de choisir entre les deux messages, celui qui nous convient pour notre repas. Voyons plutôt:




Il eut été intéressant de choisir la souffrance, mais comme c’était le lendemain d’un dîner à l’Auberge Basque, j‘avais déjà donné. Nous optâmes donc pour la contemplation. Nous ne savons pas d’ailleurs si ce choix eut un quelconque effet sur le déroulement du repas, en tout cas la proposition eut le mérite de nous faire entrer illico dans l’antichambre du spirituel, de l’impalpable et de l’expérimental.




Pour le menu « Naturan » que nous avons choisi, les premiers plats donnent le ton:

Pomme de terre en croûte d’argile ( comestible, si, si ! )

Kokotxa de morue soyeuse, blanchie dans sa gélatine au miel de fleurs d’acacia

Ravioli farci d’araignée de mer et de châtaignes fraîches dans un consommé translucide de feuilles et pousses citriques

Du jamais vu. Ingrédients méconnaissables, proposition hautement technique, en un mot: késako? Vue d’ensemble: c’est blanc, gris, rose léger, coquille d’œuf, des couleurs pâles. C’est sphérique. Les goûts sont assez peu prononcés, les textures sont moelleuses, c’est rond. Pas désagréable, mais surprenant, apaisé, janséniste.


On commence à comprendre. C’est qu’ici tout est différent. La majorité des chefs architecturent leurs plats en travaillant sur les oppositions, le chaud et le froid, le sucré et l’acide, le fondant et le croustillant, le rouge et le vert. Andoni Luis Aduriz, lui, semble élaborer une cuisine de l’osmose, où les aliments s’épousent au lieu de s’opposer, une cuisine de rondeur, où les formes et les saveurs s’interpénètrent; une cuisine synesthésique et hermaphrodite. Là où nombre de ses confrères voudraient nous tirer des larmes de joie et des salves d’applaudissements, Aduriz entend faire sourdre en nous de l’émotion brute, qui résonne en nos profondeurs diffuses. Ainsi, la cuisine du Mugaritz est d’une rigueur minimaliste qui parfois surprend, et parfois éblouit. Par exemple quand elle s’applique à la cuisson d’un poisson aussi délicat que le bar, associé ici aux graines de courgettes.


Dos de Bar reposé sur un lit perlé de graines de courgette à la grille

Le tout est d’une délicatesse, d’une précision, d’une bienveillance qui laissent tout ému. Le petit Jésus en culotte de satin.

Mais à cet instant précis, comme pour nous faire mentir, le chef nous assène un premier direct du droit: Carpaccio à la vinaigrette aigre-douce, éclats de fromage Idiazabal et brins de végétation.



Et si la viande rouge a cette texture qui nous rappelle irrépressiblement quelque chose - mais quoi? Ah, zut, je ne connais que ça…- c’est qu’il s’agit de chair de pastèque et non de bœuf, déshydratée très lentement au four jusqu’à se confondre avec le traditionnel carpaccio bovin.
S’il ne fallait retenir qu’un seul plat, ce serait celui-là. Pourtant si différent de l’expérience entamée jusque-là, puisque explosif, tout en pointes acides et larmes sucrées, associées à un croustillant jouissif. Un grand, un immense plat. Après ce knock-out, Andoni ne nous laisse pas reprendre nos esprits et contre-attaque avec une bizarrerie:


Plat de salsifis fossilisé assaisonné avec œufs et accents marins

Premières impressions mitigées sur ce plat, l’impression de manger une branche d’arbuste très vert avec un goût de salsifis, et une poudre au goût poissonneux, un peu asséchante. Intéressant? Ça oui! Bon? Sans doute pas. Mauvais? Pas vraiment…et ce n’est que bien plus tard que nous nous sommes rendus compte que ce plat s’était inscrit ailleurs en nous. Que chacun de ses arômes de terre et de mer nous hante encore, que c’est un des goûts les plus inédits et les plus identifiables dont nous ayons aujourd’hui mémoire. Preuve que nos sens ont entendu ce plat quand notre cerveau nous a laissés en chemin.
Mais prend-on la vie autrement que par les épines?
S’il était un poète, Andoni Luis Aduriz serait sans doute René Char, à la recherche de l’ellipse et du dépouillement. Tout comme Olivier Roellinger serait Blaise Cendrars, comme Rodolphe Paquin serait Rabelais, comme Cédric Béchade serait Marc Lévy. Cédric Béchade de l’Auberge Basque, qui d’ailleurs a du faire un tour de ce côté de la frontière puisque nous avons retrouvé chez lui l’idée du rouget entier désossé goûté à la table du Mugaritz. Je ne lui ferai pas l’affront de me lancer dans une analyse comparative…

Suivront quelques plats de poisson et de viandes, peut-être moins percutants ou moins aboutis, mais toujours concis:

Sauté de Rouget désossé, appuyé sur un ragoût de viandes de porc ibérique, légumes et foies liés
Pièce de veau de lait rôtie et parfumée à la braise de sarments, thym, cendres, sel et radis croquants



Un plat très beau à regarder, que nous n’avons pas beaucoup aimé, sec, fermé. Mais peut-être l’épreuve fait-elle partie du chemin ( de croix? Toujours pas. )


Aiguillettes de Canard marinées avec un assaisonnement iodé, copeaux de truffe d’été

Puis des desserts dans la même veine, toujours hautement techniques si moins limpides:
Cuillérées de contrastes complémentaires, crème de lait, feuilles et confiserie

Morceau artisanal chaud et eau battue d’un miel à la noisette



C’est fini. Alors bien sûr on peut ne pas aimer cette cuisine intellectuelle, tendue, toujours sur le fil, on peut vanter les nourritures terrestres face à l’ascèse gourmande du Mugaritz. Cette cuisine d’artiste peut déconcerter, comme un prêche dans le désert, mais elle peut aussi séduire ceux qui, à défaut de prendre le voile, franchiraient bien les portes du monastère le temps d’un week end. Et dans sa retraite aimable, Andoni Luis Aduriz est l’homme qu’il leur faut.

Au sortir de ce repas, nous ne savons pas encore si la cuisine de Mugaritz est la cuisine de demain ou la cuisine unique d’un chef hors normes, mais nous savons une chose, elle n’a pas fini de stimuler, d’étonner, ni de passionner.

10.29.2009

Teaser: Mugaritz

En guise d'amuse-bouche, cette petite vidéo tirée d'un repas au Restaurant Mugaritz, dans le pays basque espagnol. Un repas étrange, surprenant, déroutant mais assurément inoubliable. Et demain, on vous dit tout!

10.22.2009

Faire débat




Une petite halte sur le chemin de l’Espagne, et c’est l’Auberge Basque, à côté de Saint Pée sur Nivelle. Au milieu de nulle part, ce qui est déjà quelque part. Mais tout juste.

Table louée par François Simon, qui est copain avec le chef Cédric Béchade, et encensée un peu partout - beaucoup - dans la presse. Et là, c’est le drâaame. Enfin non, pas tout à fait. Enfin si, quand même un peu. Mais pas que.

Ecartelés, nous sommes. Que dire? Comment décrire, critiquer, jauger, sans jeter le bébé avec l’eau du bain, et le lait de cuisson du haddock avec les filets d’églefin? Pas si simple.

Parce que la critique, c’est autre chose qu’un « j’aime/j’aime pas », parce que la critique doit être complexe et noble, foisonnante et respectueuse, étayée et insubordonnée, parce que la critique est un art honnête et subjectif, parce qu’il y a de saines colères comme des louanges douloureuses, puisqu’avant de mettre au monde il faut tenter de tout embrasser d’une même et irrépressible étreinte, voici nos deux avis sur l’auberge basque, et dans un même bref séjour, schizophrène, deux miroirs d’une même expérience, en absolu désaccord, et pourtant tous deux parfaitement sincères.


POUR

L’auberge basque: c'est si bon!

Après l’accueil adorable de Samuel Ingelaere, directeur du lieu et ancien de chez Veyrat, quelques minutes de repos moelleux dans les couettes taupes de la confortable chambre, à siroter une limonade/sangria maison et goûter les macarons d’une autre maison ( Adam, à Saint Jean de Luz ) qui nous attendent sur la table de nuit.

Puis un saut dehors, pour regarder le soleil descendre lentement derrière la montagne et profiter de la beauté du lieu. C’est calme, épuré, nous regardons l’auberge ancienne et sa partie rénovée, un beau bâtiment brut qui se découpe et s’insère dans le vallon millénaire. Fraîche quiétude d’une soirée d’automne. On est bien.


Nous passerons à table en contemplant la cuisine ouverte sur la salle, son ballet zen, ses plats sobres et maîtrisés. Archétypes d’une cuisine moderne, revisitant les classiques du terroir et les emmenant vers la nouveauté.

Le sommelier, qui nous avait accueilli, nous fraie un chemin éclairé dans la carte des vins relativement concise mais suffisamment complète pour satisfaire tous les goûts et toutes les bourses. Il y a de très belles affaires pour les amateurs de vieux - et bons! - millésimes

Le menu dégustation nous emmène en six plats et quelques petits satellites bienvenus dans ce qui pourrait être le modèle de l’auberge gastronomique du 21e siècle. Chic et décontractée. Une halte heureuse, à mi-chemin entre le luxe et l’authentique.




CONTRE

L’auberge basque: Vain sur vain.

Déçu. On m’avait pourtant vanté les mérites de l’Auberge Basque à grand renforts de magazines gastronomiques. Qu’est-ce qui n’a pas marché? Cherchons.

La déco? Pourtant, des photos de troupeaux de moutons en noir et blanc, y’en a dans toutes les chambres. Alors qu’est-ce que j’ai, moi? Je m’approche de la photo. Non non, tout est très bien, les photos sont jolies, les bérets sont là…ça y est! C’est mon curé chez IKEA! L’authentique est toc! Décor Pier Import estampillé terroir. Voilà.

Car toute médaille à son revers. Et celle qui tinte au col des moutons en troupeaux qui ornent les murs de ma chambre confortable et minuscule avec deux ampoules sur trois qui fonctionnent, celle qui tinte, la médaille, a le cruel revers de l’inauthentique.

Et nous retrouvons cela dans la cuisine qui nous est proposée. Une cuisine de dressage. Peu de choses sont cuisinées à la minute. Le chef, école Ducasse, se contente principalement d’assembler - ou de faire assembler - sur les assiettes des préparations élaborées plus tôt.

Cuisine, déco, même combat. Cédric Béchade a au moins le mérite de la cohérence. Tout est concept, mais rien n’est âme. Tout est de bon goût, mais rien n’a de goût. Le monde, ici, est taupe et insipide. Comme ma chambre. Où le ménage n’est pas fait dans les coins. Car malheureusement, un centimètre d’espace entre mon matelas et le cadre du lit en dit long sur les cheveux idoines de mes prédécesseurs blonds et bruns.




Retour en cuisine.
Le chef est un organisateur. Mais un créateur?
Le chef est une gravure de mode qui ce soir fait - un peu - la gueule. Pourquoi?
Le chef s’ennuie? Au moins est-il un peu en osmose avec nous.

Oui, c’est plutôt bon. Mais à ce prix-là, c’est normal.

Encore une fois, une cuisine de dressage. Avec ce sempiternel défaut des aliments qui sont déclinés, répétés, sans vraiment de pensée qui les soutiennent. En apéritif, des tuiles de boudin noir. Très bon. Que l ‘on retrouve plus tard accompagnant un plat de cochon ( un peu sec ). En amuse-bouche: une préparation servie dans un pot de yaourt, vraiment délicieuse, à base de foie gras, de betterave et de vinaigre. En entrée, un touron de foie gras, avec des allumettes de betterave. C’est bon, mais l’association foie-gras/betterave, ça fait 2 fois. C‘est bien fait, même si on aurait préféré un menu dégustation réellement « pensé » par un chef avec un propos, et pas des plats au petit bonheur la chance en fonction des invendus de la carte. La gelée de vinaigre de mangue qui accompagne le rouget ( un peu caoutchouteux ) est trop acide, les cuissons sont à plusieurs reprises approximatives, les plats manquent d’allant, de spontanéité, de vie.

Le service est à l’avenant. Pourtant ça commence bien. On se laisse bluffer. Un sommelier très pro, très aimable, avec cette distance juste qui qualifie les tables menées au cordeau. Impressionnant.

Ça finit moins bien. Le sommelier disparu, un serveur peu expérimenté envoie quelques coups de rhum en spray sur une omelette norvégienne au chocolat et le fait flamber; ça fait son impression. Sauf que le jeune homme disparaît illico dans les cuisines, à côté desquelles nous sommes assis, et adresse à ses collègues un : « ah t’en voulais du rhum des Antilles, t’en as eu! » que nous entendons malgré nos efforts certains pour l’ignorer. Evidemment, ça tue un peu le charme.




Comme la cuisine ouverte, qui au début du service nous impressionne par son organisation zen, son ballet spectaculairement maîtrisé, et qui nous laisse un peu déboussolés quand vers 22h15, tout le monde remballe à grands bruits de casseroles empilées, parce qu’en gros, soyons clairs: c’est fini. A 22h40, nous sommes les derniers, et l’absence de personnel pour nous renseigner nous fait clairement comprendre qu’il est temps de regagner notre chambre.

Nous nous levons, et disons au revoir au jeune serveur sus-mentionné qui boit un verre de vin dans la cuisine ouverte. Il ne daigne pas répondre, lève nonchalamment la main vers nous.

Plus tôt, nous avons vu une serviette tombée sur le sol être replacée sans hésitation sur la chaise d’un client s‘étant absenté.

Nous espérons qu’il n’est jamais revenu.

Demain, l'Espagne!

10.12.2009

Tout un programme!




Je juge un restaurant sur son pain et son café, nous disait fort gracieusement Burt Lancaster, qui n'est d'évidence pas passé à la postérité pour ses talents de critique gastronomique. Et nous? Même si la remarque de Burt (dont le prénom invite moins à la dégustation qu'au rototo) n'est pas totalement dénuée d'intérêt, jugerons-nous les tables auxquelles nous nous asseyons à l'aune de simples considérations espresso-boulangères?
Que nenni! D'ailleurs nous ne jugerons pas, le sot métier! Nous goûterons, humerons, palperons, écouterons et tâcherons d'entendre résonner l'âme de ce qui nous est donné à voir, manger, sentir et partager.


Nous pousserons la porte des plus grands restaurants gastronomiques comme celle des plus humbles tavernes. Nous donnerons aussi la parole aux chefs qui sont des artisans et aux cuisiniers qui sont des artistes. Nous irons à la rencontre du vivant et de la tradition, du révolutionnaire à table, de la cuisine qui respire, qui bouge, qui explose, qui ravit.
En bref, nous vous parlerons plus souvent de Nuno Mendes que de Paul Bocuse, davantage du Celler de Can Roca que de la Tour d'Argent, et rarement de Thomas Keller, chez qui nous fîmes un des repas les plus désagréables, coûteux et ratés de notre vie (Per Se, New York, 2008).


Mais nous écouterons aussi Marcel Achard quand il nous dit que la vieillesse, c'est quand on va dans des restaurants où il y a des sommeliers, et non plus dans ceux où il y a des serveuses, et partirons à la découverte d'une cuisine humaine, vibrante, sincère, qui longtemps suffoqua sous les habits guindés devenus oripeaux de la gastronomie à la française, à présent moribonde.


Voilà le programme: du goût, de la vie, du mouvement, de l'espoir, des éclaboussures de génie, des bouillons d'authenticité, et bien sûr, des serveuses!

Premiers rendez-vous en Espagne, dans quelques jours!

Mucho gusto!