8.10.2010

L'espoir Décoret




Il y a quelques années, nous étions allés dîner plusieurs fois chez Jacques Décoret, à Vichy. C’était dans son ancien établissement, jouxtant la gare, entre deux échoppes suintant le kebab. Quartier et déco pas folichons, service manquant d’expérience, mais une vraie sincérité, et surtout, l’assiette! Ludique, fiévreuse, époustouflante! Nous avions opté pour le grand menu dégustation. Le chef y tutoyait le génie à la fois dans l’invention loufoque - rail de tomate pétillant qu’on absorbe à la paille, ou « plateau télé » en guise d’amuse-bouche, dans la virtuosité technique - escargots en coque de pain, ou une huître déstructurée qui éclatait en bouche, et dans l’explosion des saveurs - Foie gras poché dans un bouillon de Bonite, dynamite de pommes de terre. C’était beau, bon, jouissif. Tellement exceptionnel que nous décidâmes de renouveler l’expérience le lendemain soir. C’était un samedi, mais il restait de la place. Curieusement, ce restaurant merveilleux ne jouait pas à guichets fermés. Une seule étoile au Guide Michelin ne suffisait pas à remplir la petite salle au décor de cafetaria. Peut-être n’était-elle pas au goût des notables vichyssois, sans doute lui préféraient-ils quelque adresse ronronnante repue de gibiers en sauce et de fauteuils moelleux? Toujours est-il que nous revoici attablés, prêts à repartir pour le grand voyage.



Nous commandons le même menu, trop heureux de renouveler l’expérience. Madame Décoret - la femme du chef se prénomme Martine - nous propose de la part de son garnement de mari un menu surprise, différent. Ce menu-là fut peut-être encore plus épatant que le premier, piochant ça et là dans la carte et quelques inédits, tout aussi beau, fou et bon. Nous quittions ce restaurant les larmes aux yeux. L’année suivante, nous y sommes retournés, avec le même bonheur. Jacques Décoret avait été nommé dans la catégorie « espoirs » du guide rouge, et tout cela sentait bon les deux macarons…mais ce lieu! On nous annonça un déménagement imminent pour une belle demeure sur le parc. Ce changement prit des années. Depuis quelques mois, la maison Décoret a rouvert dans un espace digne de ses prétentions, après avoir lutté contre tous, la mairie, les riverains, l’architecte des bâtiments de France - c’est que la famille Décoret souhaitait un bel endroit, dans le classicisme d’une belle demeure traditionnelle, agrémentée d’un touche progressiste, qu’incarne la superbe verrière qu’ils ont fait concevoir. Cette même verrière qui n’est pas du goût des vichyssois, qui mirent tous les bâtons qui purent leur tomber sous la main dans les roues de la petite entreprise familiale. Et pendant ce temps, Jacques restait »espoir ». Alors que Michelin jurait qu’on ne pouvait le demeurer plus d’une courte période.
Aujourd’hui, la Maison Décoret vaut indiscutablement ses deux macarons. Certains plats en mériteraient trois. Nous y avons déjeûné en revenant de chez Michel Troisgros, il y a quelques semaines. C’est un lieu superbe, avec un personnel hautement qualifié, une cave à vins superbement fournie - ce qui n’était pas le cas de l’ancienne adresse. Et une cuisine de haute volée, avec notamment des desserts un cran au-dessus du maître de Roanne. Tout est parfait. Mais voilà, l’enfant qui riait dans toutes ces assiettes s’est éteint peu à peu. La cuisine a encore gagné en maîtrise, mais un peu perdu en folie. L’ensemble de la prestation nous a paru un rien convenue, par trop conventionnelle.



Après le service, nous avons parlé quelques instants avec le grand Jacques Décoret, qui a désormais les cheveux poivre et sel. Il nous a confié, des larmes dans les yeux, son histoire bouleversante. Emus, nous avons remercié un homme fier, un rien brisé. Qui ne peut plus s’amuser. Trop de pression financière peut-être, trop d’incompréhension surtout. Pendant des années, on a reproché à Jacques Décoret trop de désinvolture, trop de pirouettes, trop de maestria. En un mot, trop d’originalité. Pendant des années, ce cuisinier de génie s’est essoufflé à inventer des fulgurances pour des amateurs de foie gras en terrine et de viandes en sauce. A faire du Picasso pour le public de Disney. A être Rimbaud quand la foule acclamait Marc Levy.

Jacques s’est assagi. Mais rien n’a changé. Le guide Michelin lui accorde toujours une seule étoile, et n’est même plus « espoir ». Les deux macarons semblent s’éloigner. En partant de la maison, un mot de Martine Décoret: « Ils ont tué sa fantaisie ».



Nous n’aimons pas la toute puissance du Michelin, son droit quasi féodal de vie ou de mort sur un restaurant. Nous n’aimons pas voir le génie se tarir sous nos yeux. Nous ne voudrions pas que ce qu’il reste de gaieté chez Jacques Décoret s’épuise devant la frilosité et l’ingratitude du public et des marchands.

Lorsqu’Olivier Roellinger a obtenu sa troisième étoile, méritée des années durant, l’envie de cuisiner pour ses clients s’était envolée. Quand Bernard Loiseau est mort, les critiques ont botté en touche. Michelin, le premier. Comme s’il ne pouvait y avoir aucun lien de cause à effet entre ce qu’écrit le petit livre rouge et ce qui se passe dans les salles et les cuisines des restaurants. Nous espérons que les guides reviendront à Vichy, récompenser cette superbe adressse, avant que Jacques Décoret ne décide lui aussi de rejoindre d’autres étoiles.

Nous souhaitons qu’il reste assez de contrepouvoirs, de générosité et d’espoir en ce petit monde cruel de la gastronomie française pour rendre à Jacques Décoret son âme d’enfant.

8.04.2010

Claude Colliot: le travail bien fait


Sans bavure. C’est la première idée qui nous vient. Imparable. Précis. Au cordeau. Goûteux. Tout ça pour 2 entrées, deux plats, un dessert, et 54€. Ça s’appelle « Restaurant Claude Colliot » du nom du chef, ex-Bamboche, ex Orénoc, dont nous avions entendu maintes fois vanter les qualités.
Passons immédiatement sur la seule bévue de la soirée, que nous appellerons sobrement: carte des vins. Mon dieu qu’elle est triste, cette cave! D’aucuns se sont exténués avant nous à chercher une once de joie dans ces flacons figés, vieillots, inconnus au bataillon, trop chers, voire épuisés. Rien ou presque à se mettre sous le nez, à faire tourner dans son verre, à siroter en rêvant d’un monde meilleur. Complètement à côté.
C’est d’autant plus rageant que l’assiette est bigrement juste. En entrée, burrata. Ce n’est pas de la cuisine, juste un produit, un enfant de 5 ans pourrait dresser ce plat. Le fromage, un quartier de tomate, trois pistaches, deux olives. Alors ce n’est peut-être pas ce qu’on attend d’un grand chef, mais le fromage est un tel délice et constitue une si belle entrée en matière estivale qu’on oublie nos griefs. Ensuite: du veau, cru, mariné minute au piment et à l’huile d’Argan, condiment nectarine. C’est franchement très bon, très relevé, mais nous aimons. Puis une raie fondissimante (sic!), avec de minuscules et délicieuses girolles, condiment citron, condiment courgette-menthe. C’est parfait. Le citron, amertume confite, accompagne à merveille le plat. La menthe est moins heureuse avec les girolles, mais c’est un détail. Le jus de champignons qui irrigue les nervures du poisson est un bonheur. C’est simple, avec le vrai goût des bonnes choses. Ensuite: Canard de Challans, navets croquants, condiment pamplemousse. La viande est superbe, avec un parfum de feu de bois, les navets, cuisson limite, sont délicieux, le pamplemousse donne un soupçon de nervosité à l’ensemble. C’est tendu, lisible, et très réussi. En dessert, deux quenelles: compotée de fenouil pour l’une, glace au fromage blanc pour l’autre. C’est exactement le type de dessert qu’on espère à la fin d’une dégustation d'été. Le fenouil est confit à souhait, la glace n’est pas sucrée, ce qui contraste superbement. Il y a dans ce dessert une invitation au voyage et à la sérénité, des notes invisibles de fleur d’oranger, de miel, de safran. Encore une fois, c’est superbe.
L’ambiance du restaurant touche juste, épurée mais chic, joyeuse et élégante, délicate et sexy. Le service tout féminin est d’une gentillesse confondante. Et l’on peut même, en sortant, marcher jusqu’aux Enfants Rouges tout proches, afin de déboucher - enfin! - une bouteille digne de ce nom.
Elle est pas belle, la vie?